"Science sans conscience…"
Hier matin comme beaucoup, j’avais le cœur en berne et
l’hébétude très lourde. Pas de mots ou trop de mots; trop de maux,
en fait.
Silence de la pensée: je ne pouvais pas dessiner, pas
peindre, pas écrire.
Alors, j’ai lu, lu des poèmes pour me ressourcer, me
restructurer.
Quand c’est l’humain qui vacille, c’est René Char qui
m’alerte, me remet en éveil, lui qui me secoue, lui et ses Feuillets
d’Hypnos, écrits en pleine terreur du repli
sur soi, écrits dans le maquis, en 1943-44.
Ecrits, pour rester humain en temps de guerre, même dans le combat. Sa vigilance est une nécessité.
Ecoutez:
208
« L’homme qui ne voit qu’une source ne connaît qu’un
orage. Les chances en lui sont contrariées. »
211
«Les justiciers s’estompent. Voici les cupides
tournant le dos aux bruyères aérées.»
Puis, plus loin:
220
«Je redoute l’échauffement tout autant que la
chlorose des années qui suivront la guerre. Je pressens que l’unanimité
confortable, la boulimie de justice n’auront qu’une durée éphémère, aussitôt
retiré le lien qui nouait notre combat. Ici, on se prépare à revendiquer
l’abstrait, là on refoule en aveugle tout ce qui est susceptible d’atténuer la
cruauté de la condition humaine de ce siècle et lui permette d’accéder à l’avenir,
d’un pas confiant. Le mal partout déjà est en lutte avec son remède. Les
fantômes multiplient les conseils, les visites, des fantômes dont l’âme
empirique est un amas de glaires et de névroses. Cette pluie qui pénètre
l’homme jusqu’à l’os c’est l’espérance d’agression, l’écoute du mépris. On se
précipitera dans l’oubli. On renoncera à mettre au rebut, à retrancher et à
guérir. On supposera que les morts inhumés ont des noix dans leurs poches et
que l’arbre un jour fortuitement sortira.
Ô vie, donne, s’il est temps encore, aux vivants un peu de
ton bon sens subtil sans la vanité qui abuse, et par-dessus tout, peut-être,
donne-leur la certitude que tu n’es pas aussi accidentelle et privée de remords
qu’on le dit. Ce n’est pas la flèche qui est hideuse, c’est le croc.»
223
«Vie qui ne peut ni ne veut plier sa voile, vie que
les vents ramènent fourbue à la glu du rivage, toujours prête cependant à
s’élancer par-dessus l’hébétude, vie de moins en moins garnie, de moins en moins patiente, désigne-moi ma part si
tant est qu’elle existe, ma part justifiée dans le destin commun au centre
duquel ma singularité fait tache mais retient l’amalgame.»
237
«Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la
Beauté. Toute la place est pour la Beauté.»
Fermant mon recueil sur ce dernier feuillet, je suis
retournée à mes pinceaux et j’ai emmené Yu Man voir l’automne dans les Ecrins.
Pour la beauté, justement… et le «rempart de brindilles».
Alors seulement, j’ai eu assez de force pour dessiner le
dégoût suscité par l’élection de Trump. Je regrette le temps des chefs d’Etats
formés aux humanités. Notre science est trop évoluée, notre monde trop
complexe, pour se passer de conscience !
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